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Ñinuglan et Tukwashizha, l’eau et ses chemins

D’après les quatre peuples autochtones de la Sierra Nevada de Santa Marta (SNSM), c’est dans les hautes vallées du massif sous les sommets enneigés, considérés comme des personnes, que sont localisés des lieux à l’origine de la vie et des lois qui l’organise. Mais sous l’effet du réchauffement climatique, les derniers glaciers sont en train de disparaître. Les conséquences de cette disparition sont désastreuses, tant pour la région que pour le monde, tant le rôle régulateur de cette montagne située à l’aplomb de la mer des caraïbes est important. D’après les Kogis, elles sont surtout désastreuses pour les grands équilibres de leur montagne sacrée et de ses habitants, car l’eau est à la source de la vie.

Par Lise Fabbro

« L’eau est comme notre esprit »

Selon les quatre peuples autochtones de la SNSM (Déclaration commune, CTC, 2003) : « L’eau est comme notre esprit, car elle ne change jamais d’essence bien
qu’elle prenne de nombreuses formes : nuages, lacs et rivières, rosée sur les arbres, humidité dans l’environnement. Dans le royaume de ses multiples manifestations, l’essence de notre esprit reste inchangée. Notre Loi est la loi de l’eau, la loi du soleil, la loi de la foudre. Elle n’admet pas les réformes, elle ne connaît pas les décrets, elle n’accepte pas les constitutions ni les politiques, car notre loi, celle qui régit la vie, reste toujours la même dans le temps. Pour que l’harmonie revienne dans nos vies, il est nécessaire que les lois créées par les humains respectent et se conforment à la loi de l’origine, la loi naturelle, la loi qui permet la vie, la loi suprême avec laquelle travaillent les Mamas ».

« Notre origine, celle de la vie est la bulle d’eau »

Dans un texte produit dans le cadre d’un travail collectif mené sur la gestion des ressources en eau de la rivière Guatapuri, on trouve les informations suivantes : « Jaba Nimekun serait un principe féminin de gestion de l’eau et des règles qu’il convient de mettre en œuvre pour l’entretenir sur un plan spirituel. C’est pourquoi dans les langues Koguian, Iku, Dumana et Kankuama, l’eau représente les femmes. » Dans leur conception spirituelle de la vie, les peuples de la Sierra Nevada soutiennent que « l’origine de la vie est la bulle d’eau, c’est pourquoi notre vie, comme humain, naît de la bulle, le ventre de la mère. C’est aussi pour cela que la consultation des Mamas se fait à travers le Yatukua, une calebasse remplie d’eau, dont les bulles d’eau, leurs formes, leurs densités vont permettre le travail d’interprétation et de divination des Mamas. Lorsque la fille devient femme, qu’elle se développe, les rivières sont spirituellement nettoyées et l’eau du bassin versant conserve et préserve son esprit ».

Shikwakala, le tissage de la Mère Terre

Ces citations sont extraites du livre collectif « Shikwakala. El crujido de la Madre Tierra » (OGT organisation représentative du peuple kogi, 2018). Un livre dicté par des Mamas et Sagas Kaggabas, pensé comme une tentative pédagogique réalisée pour essayer de nous faire comprendre leur pensée et leur cosmovision. Grâce à ces écrits, il nous est possible d’entrevoir des fragments de leur conception
de l’eau :
« Ñi, c’est l’eau. Ñinuglan, c’est toute l’eau qui existe, visible et invisible. Tukwashizha est le chemin naturel de l’eau, ce sont les cours d’eau souterrains et de surface. Toute l’eau qui existe dans le monde provient de Sé, de la Mère. Elle naît en tant qu’Aluna Ñinuglan, eau en pensée, en esprit, dans laquelle se trouve l’essence permettant à l’eau de se former, fournissant en même temps l’énergie qui nourrit et permet son maintien. C’est de là que l’eau est semée et que naît son chemin – Tukwashizha. Jaba Kwan, c’est la Mère qui permet le déploiement de l’eau. La connaissance des principes de l’eau, de ses typologies, de ses cycles liés aux cycles du soleil, de l’énergie de l’eau, des vents, des pluies, des connexions et des liens avec les montagnes depuis les paramos (landes d’altitudes) jusqu’aux plages et aux océans ; tout cela fait partie des trames qui soutiennent l’ordre des choses, l’organisation du territoire et ses modalités ancestrales de gestion. L’organisation, la structuration et la fonction de toutes les eaux, sont établies selon les lois et principes communiqués par les lieux et les espaces sacrés. »
Et de poursuivre : « Dans les puits, les marais, les ruisseaux et autres petits cours d’eau, sous toutes ses formes l’eau est sacrée, on ne doit pas l’altérer, interrompre son déplacement, l’assécher ou l’utiliser sans en connaître la fonction d’origine. Car l’eau, dans ses différentes formes, a une fonction. » Des fonctions qui peuvent être déterminées par les « couleurs » de l’eau. – « Il existe des marais de couleur rouge. Ils ont pour fonction de guérir les maladies, assurer la prospérité des graines, du jeune bétail, de la reproduction et de prévenir les hémorragies. Les autres eaux sont vertes. Parfois, elles sentent mauvais, les personnes et les animaux ne doivent pas boire de cette eau. On l’utilise uniquement pour éliminer la négativité des personnes, des récoltes et de tout ce qui existe, pour payer lorsque les récoltes sont contaminées et pour nettoyer la nature. Elles sont très importantes et ne doivent pas être asséchées. L’eau noire est celle que l’on ne voit pas, elle naît dans les profondeurs de la terre. Parfois, elle peut remonter à la surface et on la voit alors propre, mais elle n’est pas potable. Cette eau remplit des fonctions de connexion et de transmission d’énergie. Nous connaissons aussi les endroits où se trouve l’eau blanche, celle qui
jaillit de lieux originels et qui peut se boire. Il existe aussi des endroits où l’eau est jaune. »

La sixième limite planétaire est franchie : le cycle de l’eau douce

Les connaissances des Kogis sur l’eau pourraient nous être précieuses à l’heure, où nous le savons, une nouvelle limite planétaire vient d’être franchie. Elle concerne le cycle de l’eau douce (Stockholm Resilience Center). Jusqu’en 2022, cette limite planétaire ne prenait en compte que l’eau bleue (les rivières, les lacs et les nappes phréatiques). Dans leur calcul, les scientifiques ont intégré tout ce qui est évaporé, a été absorbé ou a transpiré par les plantes. C’est ce que les scientifiques appellent l’eau verte qui retourne directement à l’atmosphère. Cela représente 60 % de la masse des précipitations, contre 40 % pour l’eau bleue. Ces eaux permettent d’étudier virtuellement les cycles d’eau douce. Aujourd’hui, les scientifiques tirent le signal d’alarme. Il est urgent de modifier la façon dont nous utilisons l’eau, car cela impacte profondément les cycles de l’eau et modifie sa « structure ».

Dans la Sierra Nevada de Santa Marta, l’eau se situe au cœur des conflits

La Colombie, et plus particulièrement le nord-est du pays, dispose d’importantes réserves d’eau douce. Ces réserves sont constituées pour l’essentiel par les neiges éternelles de la Sierra et les 35 rivières qui prennent leur source autour du massif. Sacrée pour les uns, marchandise pour les autres, l’eau se situe au cœur des conflits. Dans la Sierra, elle est menacée par des projets miniers, des projets d’extraction de ressources naturelles, et par les besoins en eau de nombreuses entreprises situées sur les contreforts du massif (élevage, huile de palme, bananeraies, production industrielle, électricité, etc.) qui puisent de manière excessive dans les nappes phréatiques. Aujourd’hui, les réserves s’épuisent et les nappes phréatiques sont contaminées.

Les Wiwas, conjointement avec Tchendukua, protègent les sources d’eau

Pour les communautés de la Sierra, l’accès à l’eau devient un vrai problème. Alors que faire ? Pomper l’eau ? L’amener par citerne ? Ou préserver et soigner
les derrières ressources disponibles ? C’est le dilemme auquel sont confrontés les Wiwas, peuple qui vit sur les versants sud, plus secs et désertiques. La communauté a fait appel à la justice colombienne afin que leur droit à l’eau soit respecté. Mais les solutions proposées par les institutions colombiennes, telles que la mise en place de canalisations ou la création de puits profonds, sont des solutions sur le long terme, dont la faisabilité et l’acceptation culturelle ne sont pas garanties. En partenariat avec Tchendukua, les Wiwas ont décidé d’ouvrir une autre voie d’action. Sur la base de leurs connaissances ancestrales des cours d’eau de leurs bassins versants, ils essaient de préserver et soigner les dernières ressources avant qu’il ne soit trop tard. Si l’eau est à l’origine de la vie, ne faut-il pas tout faire pour la préserver ?

Photo © Sierra Nevada de Santa Marta / Tchendukua – Ici et Ailleurs.
Article paru dans la lettre d’information annuelle de Tchendukua en 2022.

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